Ce « travail sur le souffle » que représente le Qi Gong peut être décrit ou observé sous différents angles. Nous choisissons dans ce texte de le comprendre comme une manière de se déposer en profondeur, de quitter le plan de la réalité ordinaire pour venir puiser à la matrice même de la vie afin de s’y ressourcer et de s’y recréer.
Le Qi Gong n’est, bien entendu, pas la seule pratique qui a cet effet. La méditation, pour n’en citer qu’une, conduit à cet état d’éveil, ou même de réveil, pourrait-on dire.
Mais la particularité du Qi Gong, tel que pratiqué par les moines Taoïstes, a été de chercher systématiquement à mettre en jeu un système énergétique extrêmement puissant : Qi Jing Ba Mai, que l’on peut traduire par les 8 méridiens extraordinaires. Deux autres traductions que vous pourrez trouver dans différents ouvrages sur l’énergétique chinoise : merveilleux vaisseaux ou méridiens curieux.
Avant de nous lancer plus avant dans la pratique du Qi Gong, il nous faut en comprendre l’essence, pour éviter de le réduire à une simple gymnastique.
Nous allons donc tenter de présenter les méridiens extraordinaires qui sont à la base de la pratique du Qi Gong.
LES MÉRIDIENS CURIEUX ou EXTRAORDINAIRES
Les méridiens, (ou Mai en chinois), sont les grandes trajectoires qu’empreinte le Qi, (que l’on peut traduire par « souffle » ou « énergie ») pour parcourir le corps humain. On peut les comparer aux courants magnétiques qui parcourent l’écorce terrestre.
Les QI MAI, ou méridiens extraordinaires, sont nommés ainsi par comparaison aux ZHENG MAI, les méridiens ordinaires.
Ici, l’idéogramme Qi, (différent du « Qi » que l’on traduit par « énergie ») représente un grand homme qui pousse des cris d’admiration.
Par l’ordinaire, on gouverne un état : c’est l’entretien normal de la vie. Les 12 méridiens principaux, (clic sur l’image) sur lesquels on retrouve les points d’acupuncture, rassemblent donc toutes les fonctions nécessaires à notre physiologie de base.
Par l’extraordinaire, on conduit une guerre, une révolution… on fait face aux cataclysmes naturels…, on donne le coup de barre qui nous remet dans le droit chemin de notre vie, d’où la réalité quotidienne de nos responsabilités nous a parfois éjecté progressivement. Les méridiens extraordinaires sont donc assimilés aux conduites extraordinaires. Or nous oublions trop souvent que c’est l’extraordinaire qui fait avancer l’ordinaire.
- Les Chinois ont décrit 8 méridiens extraordinaires qui représentent 8 grands dynamismes énergétiques, et le sens profond, symbolique du nombre 8 a ici son importance. Le nombre 8, en chinois, se dit « Ba » et représente le fait de distinguer, de séparer. Toute la pratique du Qi Gong repose sur la dynamique de ce nombre. Il s’agit d’écarter, de diviser et de distinguer le mouvement à l’infini, jusqu’à ressentir l’appui que donne le Qi (souffle, énergie). Au lieu de durcir notre volonté et nos muscles, nous pouvons alors nous reposer en nous-mêmes et nous sentir « agis » par le souffle.
En numérologie, le nombre 8, comme les 8 vents, représente l’occupation complète de l’espace terrestre.
Ce système par 8, lorsque nous acceptons de nous y reposer, nous offre une matrice d’accueil qui donne une totale liberté de circulation, d’échanges et d’organisation au souffle.
Alors que les méridiens normaux possèdent des trajets très précis, les méridiens extraordinaires se présentent plus comme un tissu de soutien dynamique qui oriente et organise le corps énergétique. C’est pourquoi seuls deux de ces huit grands dynamismes énergétiques possèdent des points de commande qui leur sont propres.
L’énergie la plus subtile se cristallise par matrices successives, comme ces petites poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres, jusqu’à la matière vivante de notre corps physique. Nous pouvons ainsi passer de l’universel à l’individuel sans coupure.
- Les méridiens extraordinaires sont actifs pendant la vie fœtale :
Les méridiens extraordinaires représentent donc une matrice d’énergie antérieure à celle des 12 méridiens principaux. Grâce à eux, l’ovule fécondé lors de notre conception s’est déployé dans les 8 directions : le haut et le bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche, l’interne et l’externe. C’est la structure archaïque du corps : l’échelle structurelle que les souffles vont épouser pour le former.
Ils restent intensément actifs jusqu’à l’âge de 7 ans. Ce sont eux qui donnent ce reflet d’étoiles dans les yeux du nourrisson et cette sensibilité extrême qui va jusqu’à la télépathie chez le très jeune enfant. Avec eux, nous sommes directement reliés à la source de toute vie, et à l’infinité des formes que prend l’univers créé.
Ils donnent progressivement naissance aux trajets d’énergies qui vont prendre en charge l’entretien normal de la vie : les 12 méridiens principaux.
Lorsque, vers 7 ans, le système des méridiens ordinaires est en place, les méridiens extraordinaires se referment en partie, comme s’ils se retiraient afin de laisser son libre-arbitre à ce nouvel être humain en lui laissant explorer son individualité. Ils quittent le devant de la scène, mais gardent une position de soutien, de renfort et de réserve. Ils ne sont pas soumis à l’environnement ni aux cycles des saisons.
En faisant appel à eux, nous sollicitons les souffles originels, Yuan Qi, qui sont à l’origine de notre vie comme de toute forme de vie. Avec eux, nous pouvons remonter à la source.
- Les différentes étapes de la vie :
À 7 ans, « l’âge de raison », les méridiens extraordinaires se mettent donc au repos. L’enfant est prêt à commencer sa vie sociale, à se prendre en charge, à assumer des responsabilités. Il s’est dissocié progressivement « du grand Tout » pour vivre son individualité.
Désormais, les méridiens extraordinaires ne vont plus agir qu’en cas de circonstance extraordinaire, à moins qu’un travail conscient ne soit fait pour les ouvrir.
Durant notre vie, les méridiens extraordinaires ont la charge de gérer la prise de forme de notre corps, puis, en se réactivant de façon régulière, les étapes successives qui nous amènent, enfant, à devenir adulte, puis à glisser doucement vers l’âge mûr.
Ils dirigent les grandes étapes de la vie humaine.
- C’est cela que le monde chinois appelle « extraordinaire ».
Dans notre conception du monde, nous parlerons de la crise de la puberté, du passage à l’âge adulte, de la crise de la trentaine, de la quarantaine, de la cinquantaine, de la ménopause, etc…. Nous connaissons bien ces grands tournants de vie qui se signalent parfois par une maladie, un épuisement professionnel, un deuil, une rupture ou un changement physiologique comme une grossesse, ou la ménopause.
Les Chinois, eux, signalent que, tous les 7 ans pour les femmes et tous les 8 ans pour les hommes, il y a une activation des méridiens extraordinaires, comme s’ils venaient nous signaler de passer à une autre vitesse, de revenir à l’essentiel et de clarifier notre direction de vie.
Ce sont eux qui nous apportent ces prises de consciences, ces brusques revirements lorsque nous avons glissé sans nous en rendre compte en dehors de notre vie, n’y laissant plus fonctionner qu’une enveloppe, certes fonctionnelle, mais déshabitée de la claire passion de vivre.
Mais si notre présence à nous-même est trop réduite pour entendre le message de ces grandes forces de vie, l’activation de notre physiologie va se signaler par divers symptômes qui peuvent s’aggraver jusqu’à ce qu’il nous soit impossible de les ignorer…
« Le sage doit savoir faire retour à son schéma de principe »
En dehors de ces tournants de vie, les méridiens extraordinaires, architecture et structure de notre organisation fondamentale, seront sollicités dans les circonstances extraordinaires :
- Tout ce qui altère le support de la vie va les mettre en jeu pour tenter de pallier le déficit de l’organisation ordinaire du corps : comas, maladies graves, malnutrition. C’est pourquoi ces circonstances, bien que consommatrices du capital de vie, permettent souvent des transformations profondes.
- Tout ce qui touche le support de la vie, sans l’altérer cette fois-ci, va révéler leur existence : grossesse, accouchement, puberté, ménopause, orgasme, mais aussi les situations extrêmes comme courses en montagne, en mer etc… Ce sont donc des moments de la vie qui permettent une grande ouverture.
- On peut aussi travailler consciemment à ouvrir ces méridiens extraordinaires par la méditation et le travail corporel en les Qi Gong et le Tai Chi.
- Les méridiens extraordinaires et le système hormonal :
Toute structure énergétique, qu’elle soit ordinaire ou extraordinaire, déclenche des sécrétions de substances chimiques pour agir sur le corps physique.
Lorsque les médecins déclarent que la cause d’une maladie vient du déficit de telle ou telle substance dans le corps, ils apportent une précision fort intéressante, mais qui ne résout rien : car pourquoi cette substance est-elle en déficit ? En la donnant au patient, on supprime momentanément les symptômes, mais on n’a rien résolu, et l’on ne sait pas du tout ce que l’ajout d’une dose fixe et régulière de la substance en question va provoquer dans l’équilibre délicat de notre physiologie !
Les méridiens extraordinaires, quant à eux, sont directement reliés à notre système hormonal. C’est pourquoi chaque changement hormonal majeur comme la puberté, la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, le cycle menstruel, la ménopause et l’orgasme représente une mise en jeu des méridiens extraordinaires. Ce sont des moments privilégiés qui nous permettent d’accéder à notre nature spirituelle pour peu que nous nous coulions dans notre physiologie, à la recherche de ce qu’elle a à nous apprendre au lieu de la subir et/ou d’essayer de la contrôler.
Je suis bien consciente qu’en nommant ces moments privilégiés, je semble dire que la femme a de précieuses occasions, à cause de la spécificité de sa physiologie, d’avoir accès naturellement à cette sagesse issue des méridiens extraordinaires. C’est la réalité de notre physiologie.
Non pas que les hommes n’aient pas, eux aussi, tous les 8 ans, une activation de ce système, mais, mis à part le moment de la puberté, et la mise en jeu des pulsions sexuelles, le message transmis par les méridiens extraordinaires reste très subtil et peut facilement être ignoré.
Pour nous les femmes, à cause de notre lien plus serré avec le support de la vie, ce message devient incontournable, et même parfois fort désagréable, car il est rare que la société et nos responsabilités nous permettent de faire ce retour vers l’interne, au moment précis où il l’exige.
LA SENSATION, L’IMAGE ET LA PAROLE
D’autres pratiques, comme celle de la méditation amènent, elles aussi, la conscience au niveau des 8 méridiens extraordinaires. Mais la spécificité du Qi Gong vient de ce qu’on cherche à pénétrer et amplifier le pouvoir de mutation et de retournement dont ces structures sont porteuses, en travaillant systématiquement à les ouvrir et à y faire circuler le Qi.
Cela nous permet de pénétrer la réalité au-delà de nos croyances habituelles qui la figent. Cette pratique corporelle mène rapidement à une conscience de plus en plus fine du corps.
- L’écoute des sensations :
Notre corps reçoit à chaque seconde des milliers d’informations, des plus grossières aux plus subtiles. En conduisant notre conscience dans chaque parcelle de notre corps, à l’écoute des sensations enregistrées à notre insu, nous permettons que ce qui cherche à se dire, en réponse à ce bombardement incessant de stimuli ne reste pas figé dans le corps, jusqu’à la création d’un symptôme, seule façon pour notre corps de crier sa souffrance de ne pas être reçu.
Ce bombardement d’informations, de sensations, de nutriments venus du monde extérieur, lorsqu’il est reçu par les méridiens extraordinaires, est lu de façon beaucoup plus vaste que par notre conscience ordinaire. C’est comme si ces informations étaient passées au crible de notre mandat de vie : est-ce que ceci m’emmène vers l’essentiel ?
Or c’est bien cela qui se passe dans les « crises » de la vie. C’est comme si on regardait tout à coup sa vie de l’extérieur et que l’on était écœuré jusqu’à la nausée de ce qui n’est pas en accord avec notre nature propre. C’est très fatigant à vivre, car les réactions corporelles sont brutales, on ne se reconnaît plus. On essaie de se contrôler sans y arriver. Notre entourage n’y comprend rien. On vit de la culpabilité, mais l’urgence de vivre est là, elle brûle comme le feu et n’est pas négociable : il y va littéralement de notre vie… le risque étant d’ailleurs de sombrer dans la maladie ou la dépression si on reste sourd(e) à cette exigence. Et je suis bien certaine de faire ainsi écho aux souvenirs de votre adolescence, de votre ménopause ou de certaines étapes de votre vie ….
Or le travail quotidien sur les méridiens extraordinaires permet une mobilité des souffles et une fluidité de circulation entre la réalité ordinaire et une réalité plus vaste, plus subtile, à laquelle appartient notre être spirituel :
L’ordinaire est alors nourri et conduit par l’extraordinaire
En parlant de notre être spirituel, je fais appel, au-delà du choix ou non d’une religion, au fait pour moi incontournable que nous ne nous résumons pas à notre corps physique. Nous sommes reliés à une matrice familiale, amicale, sociale… etc, et en définitive cosmique.
La matière même de notre être est un continuum qui va de l’individuel à l’universel. Et ma conscience navigue entre les besoins et les désirs les plus égoïstes, la sensation d’être en interaction avec l’humanité entière, et la certitude d’être relié à l’infiniment vaste, au «grand Tout».
C’est ce qu’on pourrait appeler les «changements de niveaux de conscience».
- Le surgissement d’images :
Ce renversement des sens vers l’interne, si chère aux Taoïstes, cette capacité à goûter, sentir, écouter et visualiser notre paysage intérieur, laisse peu à peu place au surgissement des images du corps. Sitôt que l’écoute creuse un espace d’accueil, le souffle se remet à circuler, et c’est cette mobilité du souffle qui est génératrice d’images et de sens.
Nous avons besoin de cette intense relation avec nous-mêmes pour pouvoir offrir au monde autre chose que les pensées, émotions et certitudes du milieu de vie dans lequel nous sommes nés, et dans lequel nous évoluons quotidiennement. Or, nous avons souvent tendance à inverser le processus de la vie.
Par exemple, nous allons très souvent chercher avec notre mental quoi dire et quoi faire dans une situation au lieu d’être simplement à l’écoute de ce que cette situation nous fait vivre. Si nous acceptons de prêter attention à cette écoute, les sensations, au lieu de se figer dans le corps, se mettent à circuler. Et cette mobilité du souffle permet le surgissement d’images. Notre réponse à cette situation émerge alors d’elle-même. Chaque nouvelle expérience, au lieu de nous angoisser, nous permet d’élaborer une nouvelle représentation du monde, un peu plus vaste, un peu plus généreuse, propice à la transformation, à la mutation. Nous devenons créatifs au lieu de répéter nos vieux scénarios ou de rejouer nos certitudes et nos croyances.
L’univers des images est un espace de liberté, de créativité, entre la sensation et la parole.
C’est lui qui est à l’œuvre dans nos rêves.
Dans le sommeil profond, le relâchement musculaire nous permet de nous accueillir en profondeur, dans la matrice des 8 merveilleux vaisseaux, pour nous y recréer. C’est le domaine du Ciel antérieur, selon la terminologie Taoïste, c’est-à-dire le domaine du non-manifesté sous-jacent à toute manifestation : c’est la face cachée du réel.
Sitôt que notre attention a été tirée hors du corps dans la course incessante que la vie nous demande, et alors que nous avons trop longtemps négligé ce retournement des sens vers l’interne, nos tissus se tendent et nous n’avons plus accès à la détente du sommeil profond. Très vite, il n’y a plus de re-création, de mobilité du souffle et des images : notre œil reste collé à l’objectif et nous n’avons plus aucune perspective.
- L’accès à la parole et à l’action :
L’accueil de nos sensations donne accès à l’univers des images. En les laissant tranquillement circuler et trouver leur chemin dans notre corps, une nouvelle représentation du monde va graduellement émerger, qui va s’exprimer dans une parole et une action juste. Juste car offrant généreusement au monde la richesse de notre différence. Mais, un peu plus pratiquement, comment permettre cette continuité entre les sensations, les images et la parole ou l’action ?
LA POSITION DE TÉMOIN OBSERVANT
L’attitude méditative vécue lors de la pratique du Qi Gong peut être appliquée à tous les domaines de l’existence : il s’agit de cultiver une position de témoin observant le processus de la vie en train de se dérouler : choisir de s’accueillir soi-même accueillant le monde.
Cette pratique régulière, non pas exécutée comme un devoir, mais comme l’intention tranquillement nourrie de faire le choix quotidien de cette écoute, de ce retournement des sens vers l’interne, finit par nous mener dans la matrice d’accueil des 8 méridiens extraordinaires. Et c’est en nous reposant dans cette matrice, tranquillement, calmement, avec douceur et plaisir, en écartant les fibres du temps, que l’ouverture devient assez solide et ferme pour pouvoir nous y reposer, nous y re-trouver, et nous y re-créer.
En chinois, le corps se dit « Shen » et le caractère représente une femme enceinte en marche, en mouvement : car nous sommes perpétuellement en gestation de nous-mêmes…
… Et notre corps, en lien avec la grande matrice cosmique, est le creuset de cette re-création continuelle. Nous oublions trop souvent que nous ne sommes pas uniquement les enfants de nos parents, figés dans la forme que leur matrice corporelle et psychique nous a donnée, mais fils et filles du Ciel et de la Terre. Et ceci, depuis notre conception … car, en-deça du ventre de notre mère, c’est la matrice du Ciel et de la Terre qui a permis que ruisselle en nous le mystère de l’Esprit, nous insufflant ainsi notre nature spirituelle.
L’ARTICULATION ENTRE LE SANS-FORME ET LA FORME
Cette gestation de nous-mêmes dans la pratique du Qi Gong conduit notre attention en un point bien particulier : l’articulation entre le sans-forme et la forme.
Au lieu de concentrer notre conscience au bord de nos orifices, comme si nous vivions accrochés au balcon de notre maison, nous choisissons de goûter, sentir, voir, entendre et toucher à partir d’un lieu situé en deçà de nos orifices.
Si nous prenons comme exemple le regard, nous allons, les yeux fermés ou très légèrement entrouverts, détendre les globes oculaires et la région entre les sourcils et reculer la sensation des yeux vers la nuque, comme si nous regardions à partir de ce point-là, en focusant à l’infini. En prenant du recul et en élargissant l’angle de notre vision, notre perspective est sans limites. Nous nous accueillons par les sens au-delà de nous-mêmes, au-delà de la certitude de notre forme corporelle et de ses limitations. Notre pensée, apaisée et tranquille, observe les sensations issues de ce voyage sur le fleuve de la respiration.
Nous conduisons notre pensée, accompagnée de notre respiration, à suivre presque paresseusement le déroulement d’un mouvement corporel. Et j’insiste sur le terme paresseusement, car il évoque une certaine volupté qui, accompagnant le souffle presque avec tendresse, lui permet de paresser et d’occuper tous les recoins du corps le long du trajet qu’il suit, comme s’il faisait l’école buissonnière. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Poussés-ées par le stress de la vie, notre souffle traverse notre corps comme nous traversons notre vie : en courant ! En agissant ainsi, toute une partie de nous-mêmes n’est pas concernée ; elle n’est pas mise en jeu dans nos actes et nos paroles.
Nous sommes « superficiels », comme l’expression populaire le dit si justement. C’est-à-dire que nous ne sommes pas totalement là. Une partie de nous est en interaction avec le monde, toujours la même. Nous excluons ce qui est plus « profond », plus en contact avec l’essentiel, avec l’origine commune de toute la création.
La pratique du Qi Gong nous permet d’explorer la continuité entre la pensée, le souffle, le corps et leur origine commune (le sans-forme).
Nous ne pouvons ressentir cette origine commune que comme une intuition issue d’une pratique régulière. La création du monde est présentement à l’œuvre en moi : elle est comme une toile de fond qui sous-tend le monde manifesté :
« On parle là de la Femelle Mystérieuse.
La Femelle Mystérieuse a une Ouverture
D’où sortent le Ciel et la Terre.
L’imperceptible filet file indéfiniment,
On y puise sans jamais l’épuiser ».-Lao Tzeu-
C’est la toile de fond du théâtre de la vie que nous ne pouvons qu’intuitionner. C’est de l’espace entre les mots que les mots peuvent surgir.
Pour illustrer cela dans la pratique du Qi Gong, je dirais que nous allons :
- dérouler le mouvement avec tranquillité, à l’écoute de sensations nouvelles,
- permettre au corps d’occuper à l’infini toutes les positions possibles dans l’espace tout en nous appuyant sur notre respiration,
- laisser le corps se déposer à chaque mouvement un peu plus.
Cela nous conduit à sentir cette matrice qui nous supporte. Nous avons alors accès à cette toile de fond de la création, à ce « plus vaste que nous-même ».
Nous pouvons choisir volontairement de ne pas nous réduire à ce que nous connaissons de nous. C’est ce qui nous aère et nous rend libre, allant-devenant, en perpétuelle création de nous-même. C’est ce mystère irréductible de la vie qui échappe à toute représentation, tout en en suscitant sans cesse de nouvelles.
Nous nous exerçons à être-ne pas être, à agir-ne pas agir, c’est-à-dire que nous cherchons à écarter et à rendre opérante cette articulation entre le sans-forme et la forme.
PRENDRE NOTRE PLACE
Qi Gong et Tai Chi Chuan nous permettent de nous étirer doucement en nous « écartant » entre :
- le haut et le bas
- la droite et la gauche
- l’avant et l’arrière
- l’intérieur et l’extérieur
- l’avant et l’après
… un temps à saveur d’éternité, une présence complète …
Cet écartement, ce creusement attire le souffle. Il nous permet de nous reposer dans ses replis, dans ces instants hors du temps et de notre espace corporel, comme lors du sommeil profond, comme si nous nous abandonnions à la matrice du Ciel et de la Terre, et que nous nous y laissions complètement aller, pour y puiser la force et la puissance infinie de nous y re-créer.
En nous abandonnant, grâce à la respiration et à la posture, à cette sensation très particulière d’être soutenu de toute part, porté par la terre, suspendu au ciel, encadré par les quatre directions, quelque chose en nous cède, ose prendre appui sur la matrice même de la vie. Notre mental peut alors lâcher : nous ne sommes plus obligés-ées de croire mordicus à notre représentation du monde… et elle se dissout tranquillement pour laisser place à une nouvelle représentation, un peu plus vaste, un peu plus généreuse, dans laquelle nous nous sentons plus à l’aise, moins étriqués. Dans le sens propre du terme, nous muons, nous changeons de peau.
Nous rapprocher de nous revient alors à nous détacher, en confiance, de ce que nous pensons être.
ET DANS LA PRATIQUE…
Nous avons passé beaucoup de temps à parler de l’intention qui doit présider à la pratique du Qi Gong. Et cela respecte parfaitement l’esprit des maîtres de Qi Gong, car l’intention guide le Qi. C’est elle qui prime. Mais nous allons finir ce texte en donnant quelques indications sur la pratique.
- Le Dan Tian, ou « champ de cinabre » :
En Qi Gong, nous allons d’abord conduire notre conscience au centre du bassin. Les Chinois l’appellent le Xia Dan Tian, ou « champ de cinabre inférieur »
C’est, chez tout être humain, un lieu énergétique très puissant, une matrice de vie qui contient le formidable élan de vie qui a présidé à notre conception. C’est de cette racine, là, que sont apparus et nés les 8 méridiens extraordinaires.
En conduisant notre conscience et notre respiration à venir nourrir et mettre en mouvement cet espace de vie, nous allons petit à petit accumuler assez de souffle pour qu’il vienne re-ouvrir les méridiens extraordinaires.
L’énergie acquise de la respiration, vient alors se mélanger à l’énergie ancestrale véhiculée par les méridiens extraordinaires.
Nous sommes au cœur de la vie, nous permettons à un épisode de se rejouer à partir d’un nouvel éclairage sur le monde, le nôtre. Ce point de vue que nous représentons est en effet unique, et c’est de cette différence et de cette particularité que nous avons à témoigner : c’est cela notre mandat.
- Le périnée ou «muscle des ancêtres»
– Nous allons alors pouvoir accompagner cet éveil du souffle vers le périnée, ou plancher pelvien, cet ensemble de muscles qui entourent les orifices inférieurs de notre corps. C’est le fondement de notre corps, sa base, son assise. Les Chinois l’appellent : «le muscle des ancêtres».
En conduisant notre conscience au fond de notre bassin, relié aux plantes de pied en position debout, nous sommes en contact avec notre assise, notre enracinement dans l’énergie de la Terre.
– Nous occupons solidement notre place dans le temps de notre propre génération. Nous pouvons être sans danger en contact avec l’énergie de nos ancêtres. Nous y puisons la source de notre vie, mais le contact du périnée et des plantes de pied sur le sol nous permet de nous différencier d’eux, de prendre pied dans notre propre histoire, de témoigner de la particularité de notre point de vue sur le monde … de prendre notre place, largement, fermement, sans culpabilité…
– Ainsi nous occupons solidement notre place dans l’espace de notre environnement affectif, professionnel et social. Nous y puisons notre énergie, mais notre enracinement et le travail de clarification opéré par les diaphragmes de notre corps nous permettent de choisir ce que nous voulons faire «nôtre» et ce qui ne nous appartient pas. Nous occupons notre place, posons nos limites et sommes en contact avec nos désirs et nos besoins.
- Le Hui Yin, ou « réunion des yin »
Nous amenons ensuite notre conscience au centre du périnée, sur un point d’acupuncture appelé Hui Yin, « réunion des yin », situé un centimètre en arrière du vagin chez les femmes et entre le scrotum et l’anus chez les hommes.
Ce point rassemble l’énergie du périnée. C’est à partir de là que le trajet des méridiens extraordinaires va se différencier de façon à venir occuper tout l’espace corporel.
Notre propos n’étant pas ici de détailler l’ensemble de cette pratique du Qi Gong, nous allons nous en tenir à l’axe principal de notre énergie.
- Le Tai Chong, ou « le grand surgissement »
Après avoir mobilisé le Dan Tian, suivi le Qi dans le périnée et terminé en éveillant le Hui Yin au centre du périnée, nous allons amener ce formidable rassemblement d’énergie à habiter l’espace en bas et en arrière de notre corps, jusqu’à nous sentir solidement enraciné et adossé en nous-mêmes, dans cette région que les Chinois appellent « Tai Chong », le « grand surgissement ».
Curieusement, c’est un des lieux les plus inhabités du corps. Il se situe à l’articulation du périnée, et du bas de la colonne vertébrale : les dernières lombaires et le sacrum prolongé par le coccyx.
Cette région est commandée énergétiquement par un point situé entre la deuxième et la troisième vertèbre lombaire, appelé Ming Men, ou « porte du destin »
Cette descente de notre conscience dans le Dan Tian y a amené toutes les impressions, stimuli et nutriments venus de « l’ici et maintenant ». Ces informations viennent se mélanger avec les forces et les enfermements de notre énergie ancestrale.
Solidement enracinés dans notre périnée, et fermement adossés dans le bas de notre colonne, nous allons accueillir les sensations issues de ce croisement entre le passé et le présent. Une nouvelle représentation du monde va émerger dont nous allons avoir à témoigner par nos paroles et nos actions.
- Guang Ming, ou « la vaste clarté »
La pratique du Qi Gong nous ancre fermement dans ce « grand surgissement », ce lieu proche des origines, chargé de toute la puissance de la vie qui démarre.
Cet ancrage permet un surgissement d’image, la perception de nouveaux chemins, l’expression du « plus vaste que moi » qui vont monter en bulles irisées le long de la colonne vertébrale et éclater joyeusement dans une région que l’on appelle Guang Ming, la vaste clarté, en avant et en haut du corps, dans la parole, l’éclat du regard et l’ouverture du cœur. C’est cette puissante force d’ouverture, solidement enracinée en bas et en arrière qui, s’emparant de notre langue nous fait trouver le mot juste, et s’emparant de nos mains, nous conduit à poser l’action juste.
CONCLUSION
Ce Qi Gong n’est pas une gymnastique, et il ne doit pas être réduit au bien-être qu’il procure et à ses effets sur la santé. C’est un travail très précis qui ouvre et perméabilise ces grands espaces de vie que sont les merveilleux vaisseaux. C’est une porte qui ouvre notre conscience à un « au-delà de nous-mêmes », qui nous permet d’atteindre notre nature spirituelle, et par là, notre capacité d’assumer d’autres réalités que celle de l’ordinaire. Nous pouvons ainsi nourrir l’intention qui a présidé à notre naissance en trouvant un sens et une direction à notre vie.
Courtesy Dr. Martine Migaud
Ouverture des huit méridiens curieux (appelés aussi extraordinaires)
Cet exercice est le stade qui suit «l’orbite microcosmique». Il est préférable de le commencer une fois que «la microcosmique» a été découverte. On peut toutefois démarrer prudemment la perméabilisation de ces 8 méridiens curieux en parallèle au travail de «la microcosmique».
On mémorisera les trajets des méridiens curieux en se référant à la vidéo ci-dessous.
Pratique de la Méditation sur les 8 Méridiens Extraordinaires
Technique
- on se tient debout, le corps non rigide, les bras souples, l’esprit en Yi Shou, les yeux mi-clos.
- pendant toutes les inspirations on contracte l’anus et l’on respire par « les deux portes » : le nez et l’anus. Pendant toutes les expirations, on détend l’anus.
La contraction de « périnée-anus » est plus ou moins importante selon la volonté de chacun. Si elle est trop vigoureuse, elle peut entraîner certains troubles : essoufflement, palpitations, hypertension, vertiges. L’efficacité n’est pas proportionnelle à la vigueur de la contraction, mais à l’état réussi de Yi Shou, le calme mental, et de concentration dans cet état sur le trajet suivi par le Qi. La vitesse est à la fois proportionnelle à ses propres aptitudes respiratoires et à la vitesse du Qi si on arrive à le suivre et à l’accompagner. C’est difficile au début, mais ensuite c’est lui qui donnera progressivement le rythme.
Si cela peut être utile, il est possible d’accompagner respiration et visualisation avec le corps, en se baissant et se redressant, en suivant avec les mains le passage du Qi, par exemple, quand on descend du visage vers le périnée, on peut s’aider des mains, sans toucher le tronc, pour suivre l’énergie…
DETAILS VIDEO :
- Ouverture du DU MAI : on inspire à partir du périnée par la colonne vertébrale en suivant le trajet du méridien Du Mai jusqu’au Yintang, entre les sourcils (comme dans « la microcosmique »).
- Ouverture du REN MAI : on expire par le devant du corps jusqu’au périnée (comme dans « la microcosmique »).
- Ouverture du DAI MAI : on inspire du périnée à l’intérieur et au centre du corps jusqu’à hauteur du nombril, puis l’on dirige le souffle jusqu’au nombril où il se divise en deux et encercle la taille jusqu’à l’arrière, de part et d’autre de la colonne à environ 3 centimètres du milieu. Puis on monte de chaque côté de la colonne jusqu’aux omoplates en passant par la 7ème vertèbre cervicale, et en venant par-dessus l’épaule. On rappelle que tout ce trajet est effectué pendant une inspiration.
- Ouverture du YANG WEI MAI : on expire par la face externe des bras et des avant-bras jusqu’aux bouts des doigts.
- Ouverture du YIN WEI MAI : on inspire depuis les bouts des doigts par la face palmaire des mains et la face intérieure des avant-bras et des bras, jusqu’à la poitrine.
- Ouverture du CHONG MAI à partir de la poitrine : on expire des deux côtés sur le ventre, le bas-ventre en surface, et les deux branches se rejoignent au périnée d’où, en inspirant l’on remonte au strict milieu du corps en un trajet unique et vertical jusqu’au cœur.
- Ouverture du YANG QIAO MAI : on expire à l’intérieur du corps jusqu’au pubis, et de là, à nouveau le souffle se divise en deux pour aller vers les fesses et sortir aux hanches, aux têtes fémorales, et descendre le long de la face postérieure et externe de chaque jambe jusqu’aux pieds.
- Ouverture du YIN QIAO MAI : on passe par dessous les pieds au YongQuan (1R) et on inspire en remontant le long de la face interne des jambes et des cuisses, pour pénétrer par le périnée à l’intérieur du corps et remonter verticalement au centre jusqu’à la hauteur du nombril.
On termine en expirant et en laissant descendre le Qi du nombril jusqu’à périnée-anus.
A partir de là, on peut recommencer un ou plusieurs tours selon l’entraînement, l’aptitude, la tolérance à l’exercice.
Conclusion
Ces 8 méridiens forment la totalité de l’architecture ancestrale du corps, comme les voûtes de la nef, comme l’armature du bateau. Mais les plans de force sont immatériels et induits par la structure organique et mentale de l’individu. Ils représentent, pourrait-on dire, la conscience-énergie de l’être par où pénètre et opère Yuan Qi, l’énergie originelle du Ciel Antérieur ordonnant la vie selon le dessein insondable du Tao. Tout le monde possède ces huit méridiens qui relèvent de l’énergie spirituelle Yin (YinShen) et sont donc (partiellement) obturés. Seuls quelques immortels (Taoïstes) peuvent les débloquer par l’irruption du souffle Yang et parvenir au Tao.
Cette remarque tirée du texte de Zhang Zi Yang dans le Nei Gong Tu Shuo cité par Catherine Despeux, éclairera sur le sens de ce travail :
L’ouverture des 8 méridiens curieux est susceptible d’apporter, tout comme celle de «la microcosmique» et des «12 méridiens principaux» un supplément de santé et une meilleure perméabilité de tout le corps à l’énergie authentique Zhen Qi, décuplant les capacités physiologiques et les pouvoirs de l’adepte.
Cette ouverture est également l’objet et le résultat de la pratique du Tai Chi Quan et bien sûr du Ba Guan Quan, car Ba Guan veut dire 8 trigrammes en chinois. Le Tai Chi Quan opère, grâce à ses déplacements synchrones, des mouvements dans les 8 directions de l’espace, correspondant aux 8 trigrammes et aux 8 méridiens curieux.
Courtesy « Energie vitale et autoguérison » de Mantak Chia